Aracne, mon troisième quatuor à cordes, s’articule autour d’une oeuvre particulière de Velázquez, Les Fileuses, dans lequel le peintre espagnol libère la peinture des ‘affetti’, traduisant ainsi une démarche portée volontairement vers le réel, vers une réalité que l’on pourrait qualifier de vivante. Le regard du spectateur et la relation affective qui se développe en conséquence avec les figures du tableau provient alors de la ‘sensation de vie’ qui se transmet directement à celui-ci plutôt que de l’effet produit par les postures et les expressions des personnages représentés. Le style de Velasquez, si libre et si ouvert et dont les coups de pinceau rendent la matière et le temps palpables, permet au spectateur de communiquer par la seule sensation d’une présence vivante.
Ainsi, cette ‘hyper-réalité picturale’, si chère à Velázquez, qui transgresse les limites de la simple représentation pour mettre en valeur la plasticité presque musicale de son art à travers la technique de la peinture à l’huile, m’inspire un paysage sonore par lequel je tente de transcender mon propre langage musical et d’explorer de nouvelles dimensions du quatuor à cordes qui offrent la possibilité pour l’interprète de trouver des domaines de liberté, jusqu’ici inexploités dans mon écriture.
Deux concepts qui sont à la base des Fileuses ont été au centre de mon travail: l’inversion et de la transformation. Dans ce tableau, Velázquez inverse étonnamment l’importances du thème principal: le mythe d'Arachné, et plus particulièrement le moment où la déesse Pallas punit son jeune adversaire humain, occupe le petit espace central du fonds –comme si une araignée aurait fait sa toile dessus. En revanche, la partie principale du tableau est occuppée par cinq jeunes femmes, qui préparent la laine pour le tissage. À leur tour, ces femmes semblent être un renversement radical des Ignudi de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange: chez ce dernier sont des hommes musclés, possedant des reliefs marqués et pinceau serré luttant contre la toile, mais chez Velázquez sont des femmes graciles qui travaillent humblement en harmonie.
De même, dans Aracne, j’inverse le centre de gravité sonore fourni par les quatre cordes et j’ajoute une "cinquième corde» à chaque intrument -un fil en soie- dont on a la possibilité de moduler de façon dynamique sa tension pendant qu’il est joué avec l’archet. Ce fil devient une sorte de «synthétiseur» qui élargis puissamment la capacité expressive du quatuor et qui renverse à la fois sa qualité acoustique et son langage archétypique.
L'autre concept de base est la transformation. Tout d'abord, la transformation de la jeune et arrogante Arachné en araignée condamné par Pallas, comme décrit Ovide dans les Métamorphoses, a tisser sa toile chaque matin. À son tour, Velázquez transforme le fixe, la représentation picturale paradigmatique statique et contre nature de Michel-Ange en mouvement, en pur dynamisme, en vie incarnée, jusqu’au point où ces mouvements sont reflétées dans les larges coups de pinceau visibles sur la toile. Ainsi, Aracne, qui commence à exposer avec beaucoup d'emphase des larges accords qui font vibrer l'ensemble du quatuor avec une théâtralité petrifiée sans grand mystère, devient progressivement, et presque littéralement, le groupe de fileuses que Velázquez a peint au premier plan. En même temps, ce qui ressemble à une forme assez standard, se transforme rapidement en une énorme araignée «musicale» qui porte sa toile à la limite du concevable.
Je révéle ainsi les «fantasmes» qui ont inspiré la composition d’Aracne: transformer peu a peu physiquement le propre quatuor Tana en la scène principale des Fileuses de Velázquez et en même temps métamorphoser la ‘chose humaine’ en araignée, convertir la forme de quatuor paradigmatique en une boucle sans fin qui ressemble à une toile d'araignée qui se tisse et tisse jusqu’à aboutir des formes monstrueuses.
Ainsi, dans Aracne, j’essaye de caresser acoustiquement les rugosités que notre expérience du temps et de l’espace imprime dans notre conscience tout au long de l’écoute, tout en sculptant notre mémoire.
Aracne est dediée affectueusement au grand peintre catalan Francesc Miñarro, avec qui j’ai appris l’art de peindre dès très jeune age, et aux formidables et intrepides musiciens du Quatuor Tana.
Hèctor Parra, 09.04.2015 Paris